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Disgrâce - Extrait

Dernière mise à jour : 19 août 2020

À l’occasion de la journée mondiale du livre et du droit d’auteur, je partage des extraits de mon roman Disgrâce.


Il jouit de son prestige et des amitiés nouvelles liées précipitamment au cours de l’ascension ; c’est l’une des règles du jeu. Lorsqu’on entre dans le cercle restreint des élus de ceux d’en haut, on intéresse subitement beaucoup de gens.

Certains tournent autour de lui en faisant des courbettes comme lui-même fait des contorsions éminemment complexes pour rester dans les bonnes grâces de ceux qui l’ont hissé à cette position enviée, mais qui n’attendent de lui qu’acquiescements et propos élogieux. Il a accepté d’être un subalterne obséquieux, dépourvu de tout esprit critique et qui exécute tous les ordres qui lui sont donnés.

Mais notre bonhomme est heureux, il est fier et heureux comme tout parvenu, car pour lui, l’important, c’est d’éblouir ses concitoyens par le clinquant de son train de vie. Il n’a d’autre ambition dans la vie que de susciter l’envie, car lui-même est un envieux né. Un opportuniste qui s’enfle d’orgueil et qui se pavane tel un paon aux couleurs multicolores, mais qu’il vaut mieux admirer de loin, car si l’on s’approche du personnage, les fards vous prennent en plein visage et vous devinez, derrière le maquillage, la petitesse de l’esprit. Le burlesque de la vision peut vous laisser pantois.

Ceux d’en haut et leurs acolytes semblent tout ignorer de Dieu, ils se prennent eux-mêmes pour des dieux tant l’arrogance du pouvoir leur donne le vertige. Ils sont tellement habitués à voir les gens se prosterner devant eux, à longueur de journée, qu’au fond, ils sont dieux et immortels. La schizophrénie a pris une place immense dans leur tête.

Anouar, le porte-serviette, bombe sa poitrine en se rendant dans une maison mortuaire, car même lors des obsèques, un brin d’humilité ne vient pas effleurer son cerveau sclérosé par la bêtise. Il se pavane au milieu de la veuve et des orphelins comme dans un spectacle, sachant que tous les regards sont braqués sur lui, il joue à fond son rôle de star locale, il se pâme d’être l’envoyé spécial de ceux d’en haut pour porter à la famille éplorée une enveloppe misérable avec des billets neufs craquants et brillants, directement sortis de la banque. Il nargue la population de ce quartier populaire qui vit dans une insalubrité effroyable.

Anouar s’enfle donc, dans son boubou amidonné, et il donne aux gens d’en bas l’image d’une richesse insolente qui les laisse sans voix. Ces derniers se demandent pourquoi une malédiction les a cloués dans cet environnement si aride et si pauvre. La voiture rutilante et les airs hautement satisfaits d’Anouar font rêver certains d’une réussite pareille, sans effort apparent de la part de ceux qui détiennent toutes les richesses du pays entre leurs mains. D’autres, par contre, se sentent humiliés de recevoir de telles visites dans leur taudis et se révoltent contre ces arrogants qui viennent les narguer dans leur misère et leur peine. Ils crachent sur leur passage et poussent au fond de leur cœur un juron de mépris ; ce sont ceux qui jamais ne voteront pour le méga parti, mais qui n’ont pas, non plus, le courage ou la possibilité de se révolter dans cette banlieue poussiéreuse où ils sont voués à mener, loin de tout, une vie misérable jusqu’au tombeau.

Anouar et ses acolytes qui arrivent dans de splendides voitures climatisées n’ont d’yeux que pour eux-mêmes, ils ne voient pas cette misère puante et déshonorante. Ils ne vont pas dans ces quartiers par humanisme, mais pour de basses raisons électoralistes. Ils ne sont pas émus par cette misère. Les aides minutieusement accordées sont faites pour acheter des voix. Le sort de leurs concitoyens qui vivent en dessous du seuil de pauvreté ne les interpelle pas, pour eux ce qui importe, ce sont, la pérennité du pouvoir de ceux d’en haut ainsi que le renflouement de leurs propres comptes en banque.

La misère généralisée de la majorité de la population importe peu, au contraire, elle leur permet de mieux savourer leur richesse et de se prendre pour des surhommes, aveuglés par leur sentiment de supériorité et leur manque d’estime de soi, dans un pays pillé de ses meilleures ressources au profit d’une minorité.

Anouar chantonne au volant de sa rutilante automobile, il a des raisons d’être heureux malgré le lieu lugubre qu’il vient de quitter. Il soulève au passage un nuage de poussière et il a hâte de rejoindre la route goudronnée, il peste au passage pour sa voiture qui se salit et qu’il faut rapidement laver à grande eau, alors que, d’où il vient, une goutte d’eau est un vrai luxe, mais, qu’importe, il n’est pas responsable de leur misère.

La souffrance du peuple, les injustices de toutes sortes ne peuvent rester impunies, un jour ou l’autre, ces gens-là quitteront ce pouvoir qu’ils croient éternel, un jour ou l’autre, de gré ou de force, ils devront céder leur place acquise à force de violence et d’intimidation, un jour ou l’autre, des urnes sortiront la joie et la liberté du peuple. Un jour ou l’autre, il leur faudra rendre compte de l’incivilité fétide dont ils sont responsables … et ce jour-là, les éternels sots sauront que tout pays appartient au peuple.


Fatoumata KANE

Extrait de Disgrâce, Les éditions Lakalita, 2010


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