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  • kfatoumata

La dette

Dernière mise à jour : 9 août 2020


Malgré la chaleur torride de ce mois d’avril, Fatimé marchait rapidement, et regardait, affolée, tous ceux qu’elle rencontrait. Elle semblait vouloir mettre le plus de distance possible entre elle et un éventuel bouleversement. Sa vie lui semblait vaine, elle venait de quitter la concession de ses parents et courait presque pour rentrer chez elle. C’était comme si elle avait le diable aux trousses.


Elle arriva au bord de la grande avenue où elle pouvait avoir facilement un taxi. Il était 10 h 30 et la rue grouillait de monde. Fatimé avait le vertige, son cœur battait vite et fort. Elle essayait de se ressaisir pour avoir une bonne contenance, mais y parvenait difficilement.


— Pourquoi Seigneur, m’avoir prit mon mari? Le père de mes enfants ? Nous avions tellement besoin de lui !


Elle héla un taxi, discuta le tarif et s’y engouffra. Assise à l’arrière de la voiture, elle donna libre cours à son chagrin. Le chauffeur du taxi avait mis la radiocassette au maximum, et cette musique tonitruante l’aurait fortement agacée en d’autres circonstances, aujourd’hui tout lui semblait superflu. Allait-elle survivre à Cheikh ? Que voulaient faire ses ignobles beaux-parents ? Tous ne pensaient qu’à l’héritage, Cheikh mort dans la fleur de l’âge, ne les intéressaient plus. Cheikh si sensible aux problèmes familiaux et si prompt à aider, quitte à se priver, il aurait du mal à reconnaître sa famille de là-haut.


Il y avait exactement cinq mois que Cheikh s’en était allé, après seulement quelques jours de maladie. Cinq mois qu’elle pleurait nuit et jour: elle essayait de consoler ses enfants. Le jour du décès et les jours suivants, il y avait eu foule autour d’eux, puis peu à peu, plus personne ne vint les voir, à part la famille proche. Ceux qui venaient souvent du vivant de Cheikh, étaient les plus absents, cela étonnait les enfants qui posaient beaucoup de questions. Ces pauvres enfants allaient grandir avant l’âge.


Elle avait parfois du mal à réaliser que tout cela était vrai. Elle devait tenir pour les enfants conçus avec tant d’amour, elle avait repris son travail et essayait tant bien que mal à se concentrer et à donner satisfaction.


Le taxi s’arrêta devant son domicile, une maison construite avec amour et espoir, les bougainvilliers fleuris lui donnaient un air de quiétude et de paix qui la réconfortait.

Dès qu’elle franchit le seuil de la maison, Abdoul, le benjamin vint à sa rencontre en sautant de joie et en hurlant :


— Ma mère est venue, ma mère est là !


Son cœur se serra à la vue de ce bout d’homme de cinq ans privé d’un père aimant.


— Viens, fais un gros câlin à maman !


Les autres étaient sur la véranda avec des amis, tous se mirent debout pour la saluer. Elle se dirigea vers sa chambre pour méditer sur la rencontre de ce matin entre sa famille et sa belle-famille. La fameuse rencontre avait été convoquée par l’oncle de Cheikh, un notable aux allures de chef dans son boubou méticuleusement amidonné. Il était venu, accompagné par ses deux sœurs, les tantes de Cheikh, de ses neveux et nièces, les frères et sœurs de Cheikh et d’un griot de leur famille. Sa famille était représentée par son père, ses oncles et ses frères et sœurs, sa mère ainsi que ses tantes n’avaient pas voulu y assister.


Une grande tension était perceptible malgré la courtoisie qui enrobait chaque geste et chaque parole. Le notable prit la parole après les salutations d’usage, il leur présenta l’objet de leur visite et parla longuement des coutumes de leur ethnie en cas de décès de l’époux. Il était évident au fur et à mesure qu’il avançait dans son discours que la femme était laissée pour compte, qu’elle devait rendre les biens de son mari pour que la belle-famille puisse faire un partage équitable entre tous les héritiers, ses parents s’ils sont vivants, ses frères et sœurs, ses oncles et tantes, ses enfants et sa femme en dernier lieu. Il insistait lourdement sur l’importance du respect de ces coutumes, gages d’un repos éternel pour le défunt.


Fatimé souffrait en silence, en pensant à son bien-aimé époux et à leurs enfants, pour lesquels ils s’étaient sacrifiés en faisant les investissements aujourd’hui convoités. Ils avaient contracté des prêts pour construire et équiper la maison, pour acheter la voiture, maintenant tout d’un coup, toute la famille de Cheikh, qu’elle pensait être aussi la sienne, voulait la dépouiller de ce qu’ils avaient si chèrement acquis. Elle ne disait rien, car elle ne pouvait avoir droit à la parole devant cette assemblée. Tout ce qu’elle pourrait dire serait intentionnellement mal interprété et retenu contre elle comme un manque de respect envers sa belle-famille.


Un lourd silence suivit l’argumentation du notable, dans les deux camps, les yeux se parlaient. Il fallait bien répondre à ce discours si discourtois, son père donna la parole à l’un de ses oncles. Ce dernier commença par remercier le notable et tous ceux qui étaient présents pour leur esprit communautaire et leur sens du devoir et de la responsabilité. Il salua la mémoire du défunt qui avait toujours eu un grand respect envers eux et dont la perte créait un vide immense au sein de la famille.


L’oncle tenait à prendre à témoin le notable, et lui rappela, que tous ici présents savaient qu’il y avait autant de coutumes que d’ethnies dans un pays où on en dénombrait plusieurs dizaines. Mais dans son entendement, le fait de s’allier à une autre ethnie annulait le strict respect de certaines coutumes qui étaient parfois à l’opposé, les unes des autres. C’est pourquoi il ne parlerait point de leurs coutumes qui semblaient être diamétralement opposées à ce qu’ils venaient d’entendre. Il demandait simplement et humblement au notable et à toute l’assemblée de gérer cette séparation si difficile selon la législation en vigueur, car les époux avaient été mariés sous le régime de la monogamie et de la communauté des biens. En dernier ressort, il demandait à tous de l’excuser si d’une manière quelconque ses propos avaient pu offenser l’un d’entre eux.


Le silence qui suivit fut encore plus lourd que le premier. Les yeux se parlaient de plus belle. Le griot de la famille de Cheikh prit la parole. Il s’excusait de devoir insister auprès de la belle-famille, mais le sens premier de leur démarche était que le défunt puisse reposer en paix et pour cela, il fallait respecter la coutume. Il fallait la respecter, car la paix de la femme et des enfants en dépendait. Certes, il existe des lois que tout le monde respecte, mais avant tout il y avait des coutumes que l’on ne devrait jamais transgresser. Leur démarche était donc aussi une démarche d’amour pour la femme et les enfants de Cheikh.


La menace était bien enveloppée dans cette intervention, mais elle était perceptible par tous. Un autre dialogue d’yeux eut lieu et l’oncle de Fatimé reprit la parole. La famille était très touchée par toute cette marque de sympathie, mais il avait omis d’ajouter une information, que nul ne devrait ignorer, les biens de Cheikh, dont on parlait aujourd’hui, la maison, le mobilier, la voiture avaient été acquis par des prêts contractés par Cheikh et Fatimé et ils payaient les traites à deux sur leurs salaires. Le principal souci de Fatimé en ce moment était de savoir comment elle pourrait continuer à honorer leurs engagements tout en s’occupant dignement des enfants.


Est-il possible de partager des biens qui n’étaient pas entièrement payés ? À moins que la famille ne veuille solder les millions que le couple devait encore à la banque, rembourser à Fatimé la part qu’elle avait avancée et procéder ensuite au partage pour la paix du défunt, de son épouse, et de ses enfants. Tous les biens étaient au nom du couple, il demanda à Fatimé de mettre à leur disposition tous les documents administratifs et comptables en question.


Ce fut le tollé, on pouvait percevoir l’affolement dans le regard de ceux qui se considéraient comme des héritiers potentiels. Le griot se leva et alla s’asseoir au pied du notable, échangea quelques mots avec lui et reprit la parole. Il remerciait l’oncle pour les nouveaux éléments qu’il venait de porter à leur connaissance et pensait qu’il serait mieux de se retrouver à une date ultérieure pour continuer cette discussion. Fatimé est une brave femme dit-il, ils étaient persuadés qu’elle saurait comment s’arranger avec la banque pour le règlement des dettes.


Après les remerciements et salutations d’usage, la séance fut levée. Fatimé ne pouvait plus retenir ses larmes, dès le départ de la délégation, elle s’était enfuie pour se retrouver maintenant dans sa chambre, donnant libre cours à son chagrin. Elle avait eu une promotion au travail, elle allait voir comment renégocier les échéances de la dette pour faire face aux traites. Il lui faudrait peut-être vendre la voiture ou en faire un taxi pour avoir d’autres revenus. Dans tous les cas, elle devait se battre pour ses enfants et pour que l’amour, qu’il y avait eu entre Cheikh et elle, continue à être aussi solide que le roc à travers l’épanouissement de leurs enfants.


Elle savait que l’on viendrait à nouveau la harceler pour des raisons égoïstes et des intérêts bas, mais évidemment personne ne serait prêt à payer des traites bancaires. Voici ce qui les sauverait, les enfants et elle, la dette du défunt.




Fatoumata KANE - La Dette - Plaidoyer

© Éditions Le Manuscrit, 2007

www.manuscrit.com


ISBN : 2-7481-9122-6 (livre imprimé) ISBN 13 : 9782748191226 (livre imprimé)

ISBN : 2-7481-9123-4 (livre numérique) ISBN 13 : 9782748191233 (livre numérique)









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