Ma chère Anna,
Je profite d’un moment de répit pour te donner quelques nouvelles. Mon voyage s’est bien passé, et je vous remercie, toi et tes partenaires, de m’avoir permis d’assister à cette rencontre internationale qui a été une tribune pour les femmes du monde entier et particulièrement celles du Sud, pour s’exprimer sur divers thèmes, tout intéressants et importants pour elles.
Je t’avoue que je suis rentrée satisfaite, mais aussi perplexe quant aux retombées à la base de ce genre de rassemblement magistral. Il est vrai que les rencontres, discours, rapports et résolutions font vivre les grandes et petites institutions qui sont supposées améliorer sensiblement le quotidien des femmes de la base.
Malheureusement, ces rencontres au sommet qui font déplacer des centaines parfois des milliers d’experts et participants n’ont vraiment que très peu d’impacts à la base. La question que je me pose est la suivante : ces résolutions sont-elles fondamentalement inapplicables ou existe-t-il une volonté politique à ne pas les appliquer ?
Lorsque je parcours nos campagnes et même nos villes, certains quartiers sont moins bien dotés que des villages, je suis toujours abasourdie de constater les conditions inacceptables dans lesquelles certaines familles survivent. Lorsqu’on vit dans une masure avec une toiture en paille ou en tôle trouée que l’on s’assoit et se couche à même le sol à 40 degrés et qu’en cas de pluie, l’on se retrouve au milieu d’une vase de boue, on ne peut parler que de survie.
Nos aïeux vivaient mieux que ces oubliés miséreux du 21e siècle. Si mes souvenirs sont exacts, il était un devoir et une coutume pour chaque famille de refaire tous les ans après les travaux champêtres, les maisons et leurs toitures afin d’être dans des conditions d’habitation décentes.
Ma chère Anna, lorsqu’on vit dans de telles conditions, que l’on a énormément de problèmes pour avoir de l’eau potable, que l’on a tout au plus un repas par jour, on ne peut guère se sentir concerné par les campagnes de sensibilisation largement débattues sur les tribunes du monde entier, qui ne peuvent qu’être considérées comme du luxe, puisque l’on n’a pas le minimum requis pour vivre décemment.
Je ne comprends donc pas l’attitude de nos gouvernants, encore moins, de nos femmes leaders, à organiser des séminaires, colloques et autres congrès superflus. Les sommes astronomiques débloquées pour ces rencontres qui sont censées être données au profit de la base n’ont aucune retombée directe au niveau de celle-ci. Ces sommes vont souvent dans les poches des experts, des compagnies aériennes et des hôteliers. Les résolutions prises sont bien vite rangées dans les tiroirs en attendant d’autres rencontres auxquelles elles serviront de base pour la rédaction d’autres résolutions. Un jeu dont les règles sont très claires, je ne pense pas que les participants soient dupes quant au faible impact de leurs résolutions. Mais même si l’on comprend vite ces règles, l’on refuse ou l’on n’ose pas aller contre le système et l’on se contente de prendre ses émoluments ou ristournes, l’on essaie de défendre quelques idées avec ou sans grande conviction et l’on ajoute quelques lignes à son curriculum vitae en attendant la prochaine rencontre. Cela pourrait être appelé développement personnel.
Je m’excuse, Anna, d’être si franche, mais c’est révoltant d’entendre à la radio urbaine ou rurale, de voir à la télévision ou de lire dans les journaux pour celles qui y ont accès, toutes les grandes choses que l’on fait pour le mieux être de la femme, on a l’impression qu’elle-même ne sera jamais concernée par toutes ces améliorations de la condition féminine. Est-ce seulement des lubies ? Ou est-ce que c’est elle qui est en dehors de la réalité et du champ d’action de l’application de toutes ces avancées si pompeusement annoncées.
C’est à se demander aussi, si les décideurs ont une idée claire des priorités des populations. Prenons l’exemple de l’excision dont certaines de nos sœurs africaines et occidentales s’offusquent tant ! On a bien fait comprendre, à beaucoup de femmes leaders africaines, que si elles veulent voir leurs projets financés, la lutte contre l’excision, pratique exotique et sauvage, fait partie des programmes qui trouvent facilement un financement. Un programme de lutte contre l’excision a plus de chance d’être financé qu’un projet d’amélioration de l’habitat ou même de scolarisation.
Il urge pour nos sœurs leaders, de prendre toutes leurs responsabilités et de dire non lorsqu’elles pensent qu’elles ont d’autres projets prioritaires et de les défendre avec dignité et fermeté. Non que je pense que l’excision n’est pas un problème majeur, mais je trouve que la médiatisation extrême que l’on fait autour de ce sujet est paradoxalement au désavantage de la femme africaine. En exhibant cette ablation du clitoris comme un facteur de non-jouissance, de frigidité et accessoirement un problème de santé; tout le reste est oublié, le poids extrêmement lourd de la pauvreté, de la malnutrition, du manque d’accès aux soins, du déficit de scolarisation.
Il faut certes lutter contre l’excision, mais cette lutte doit être inscrite dans un programme global d’éducation ( alphabétisation, sensibilisation contre toutes les pratiques nuisibles ). Emprisonner des exciseuses ou des parents qui ont fait exciser leurs enfants me semble être un déni total de notre capacité à éduquer dans un contexte socioculturel précis. Les femmes qui ont fait voter ces lois, sont souvent elles-mêmes excisées, leur viendrait-il à l’idée de faire emprisonner leurs parents ou les femmes qui les ont excisés?
Anna, je pense qu’il est largement temps que nous sachions quelles sont nos vraies priorités. Nous ne devons en aucun cas continuer d’accepter de suivre le mouvement, rien que le mouvement et tout le mouvement. Il vous revient à vous, femmes leaders, sur lesquelles nous autres à la base, comptons énormément, de définir nos priorités sans mimétisme. Je sais bien que tu vas me répondre que vous consultez toujours la base, mais ces consultations sont plutôt des séances de validation, car vous arrivez avec vos projets et vous demandez simplement une validation pour débloquer les financements. Pour être de vraies partenaires, les femmes à la base ont besoin d’éducation, c’est cette éducation qui peut être le moteur de tout processus de développement.
Un autre exemple est l’approche du genre qui est un exemple patent de disparité entre l’élite et la base. Autant cette approche est une vraie avancée pour les citadines qui ont fait de hautes études et qui peuvent accéder à des postes de responsabilités jusque là réservés aux hommes, autant cela peut être un gros handicap pour des femmes à la base. Il existe différents stades et différents systèmes dont l’impact n’est plus du tout le même lorsqu’on se retrouve dans un cercle ou forger le fer, s’occuper de la gestion du grenier, semer les plants ou procéder aux récoltes est basé sur une organisation culturelle et sociale précise. Il faudrait dans ces cas être flexible et se focaliser sur un féminisme d’intégration, en recherchant l’harmonie pour un meilleur épanouissement de la femme dans son milieu social. Pour parvenir efficacement à cela, je reviens à la démarche d’éducation qui peut être source d’ouverture, de compréhension et de meilleure communication.
Nous entendons parler du développement durable, qui si j’ai bien compris serait le lien entre le présent et le futur, en posant des actes justes et sensés, dans le but d’améliorer les conditions de vie de nos descendants. Un très vaste programme, ces deux mots sont largement utilisés à bon et à mauvais escient.
Nous, femmes à la base, n’y comprenons pas grand-chose, car nous sommes confrontées à un quotidien si dur et depuis si longtemps que nous avons perçu la perception positive de l’avenir. Nous sommes happées par le quotidien et toute notre énergie y passe. Aucun des super projets que l’on nous propose n’arrive à sortir la masse de ce déséquilibre structurel. Quelques individus peut-être ? Mais aucune action porteuse d’espoir collectif n’est perceptible; cela est certainement dû au fait qu’il y a toujours eu plus de promesses que d’actions concrètes, il y a une incapacité évidente de passer de la théorie à la pratique et la cassure entre l’élite et la base s’en va, grandissante, sans que l’élite semble réellement s’en rendre compte. La base ne participe pas au processus de développement et de ce fait l’impact des programmes ne peut donc qu’être faible tant que sa participation ne sera pas réelle. Les femmes de la base doivent être formées, informées et impliquées dans le processus de développement.
Je sais, que des analyses très poussées, basées sur des indicateurs économiques et sociaux très sensés peuvent contester ce que je viens de t’écrire, mais mon humble intention est de partager, simplement, avec toi ma perception de toute cette effervescence de l’élite qui finalement ne nous convainc plus et donc ne peut être porteuse de fruits.
Je te prie de croire très chère Anna à la sincérité de mes propos.
Très cordialement.
Safiatou.
Fatoumata KANE - Les Éditions le Manuscrit - 2007

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